vendredi 23 août 2013

Quand la presse française employait indifféremment les termes "palestinien" et "juif" : l'exemple du journal Le Temps (entre 1865 et 1898) - par CS

Il fut un temps où la presse française employait indifféremment les termes "palestinien", "juif" ou "sioniste" à défaut d'autre mot puisque la déclaration d'indépendance de l'Etat d'Israël n'avait pas encore été prononcée.

Le rapport de la presse française à la Palestine entre le milieu du XIXe siècle et la veille de la seconde guerre mondiale mérite évidemment une étude universitaire dans la mesure où elle nécessite temps et méthodologie. Cette étude permettrait de définir la Palestine telle qu'elle était perçue à l'époque ; elle dévoilerait probablement une tonalité spécifiquement française par opposition à celle de la presse britannique ;  elle différencierait également les quotidiens français selon leurs tendances ; elle montrerait enfin certainement une évolution dans le temps de cette presse française en général et de ses quotidiens considérés chacun en particulier en fonction des intérêts nationaux et de l'idée qu'on pouvait s'en faire.

Le site internet Gallica de la Bibliothèque Nationale de France permet de découvrir des articles extrêmement intéressants à ce sujet. Gallica correspond en effet à une bibliothèque numérique dont la presse ancienne constitue un des fonds. Le nombre des principaux quotidiens numérisés s'élève à 26. 

Parmi ceux-ci, le journal Le Temps dont la publication est disponible de 1861 à 1942

 

Le site Gallica présente Le Temps comme un journal "lancé en 1861 par le libéral Auguste Neffzer, [il] est repris par Adrien Hébrard. Le journal se démarque par son important réseau de correspondants. Sa qualité et son sérieux sont unanimement reconnus. Républicain conservateur, il devient l'organe officieux de la diplomatie française (1). Il se saborde en 1942."

A défaut d'une étude scientifique en bonne et due forme, on se contentera de l'essentiel : il fut un temps où, avant que le mythe d'une Palestine occidentale arabe et musulmane ne prenne corps au point de se transformer en dogme, les termes "palestinien", "juif" et "sioniste" représentaient des synonymes.

A cet égard, il est intéressant de relever que, rapidement après la première guerre mondiale, le langage du quotidien français commence à se troubler. L'entre-deux-guerres correspond en effet à la naissance de la remise en cause du sionisme (cf. l'attitude de l'émir Fayçal dont l'enthousiasme pour une Palestine occidentale juive indépendante se transforme en opposition au sionisme en quelques mois à peine pendant le second trimestre de l'année 1919). 

Voici un aperçu du lien entre la Palestine et les Juifs dans Le Temps jusqu'à la naissance et le début de l'organisation du sionisme moderne

-Numéro 1634 du 23 octobre 1865 (p. 3) : un article signé par Michel Nicolas, consacré aux origines du christianisme, mentionne le "Juif palestinien qui embrassait la foi nouvelle" par opposition au "Juif helléniste qui se faisait chrétien". Dans les deux cas, l'auteur parle de Juifs qui adhèrent au christianisme. Le "Juif palestinien" dont parle Michel Nicolas concerne le Juif qui vit dans la terre de ses ancêtres c'est-à-dire Eretz Israël tandis que le "Juif helléniste" correspond au Juif qui vit en-dehors de celle-ci. Utiliserait-on aujourd'hui l'expression "Juif palestinien" par opposition au "Juif américain" par exemple ?

-Numéro 4260 du 12 décembre 1872 (p. 3) : Le Temps se fait l'écho de la création de la Société anglaise d'archéologie palestinienne. Et "les fouilles les plus intéressantes ont eu lieu dans l'enceinte du Haram-ech-Chérif, correspondant exactement à l'emplacement du temple" et le reste du compte rendu de ces fouilles qualifiées de "plus intéressantes" parle de l'oeuvre successive de Salomon et d'Hérode qui n'est rien d'autre que le mur de soutènement du temple. On observe ainsi le lien direct et exclusif entre les travaux d'archéologie dite palestinienne et le résultat des fouilles qui se réfère à l'histoire juive. L'auteur du compte rendu n'avait pas appris, à l'instar des journalistes d'aujourd'hui, à répéter machinalement "esplanade de la mosquée, troisième lieu saint de l'islam" !

-Numéro 4524 du 2 septembre 1873 (p. 3) : le journal rend compte de la séance du 26 août de l'Académie de médecine relative à une étude ethnologique de M. Périer. Ce dernier, à propos des "races dites berbères" parle de "mélanges anciens et modernes, non seulement avec les Palestiniens et les Arabes (...)" (1). Peu importe ici le sujet et le contenu de l'étude dudit M. Périer. Il importe de retenir qu'il distingue les Palestiniens et les Arabes. Autrement dit, les Palestiniens ne sont pas arabes. Il est évident que par Palestiniens, il entend Juifs. 

-Numéro 7950 du 31 janvier 1883 (p. 2) : Le Temps rend compte d'une conférence d'Ernest Renan sur le judaïsme. Lorsqu'il aborde la conversion vers la fin du huitième siècle des Khozars dans le royaume tatar qui s'étendait de la mer Caspienne à la Crimée, il mentionne "les noms tatars tels que "Toktamisch" dans les inscriptions hébraïques de la Crimée. Ce n'est pas un vieux Palestinien, s'appelant Isaac ou Jacob, qui a pu s'appeler Toktamisch. C'est sûrement un indigène converti ou fils de converti". Le "vieux palestinien", c'est-à-dire le palestinien type, porte donc un prénom typiquement juif...

-Numéro 8678 du 1er février 1885 (p. 2) : le quotidien rappelle au lecteur la découverte quinze ans auparavant par M. Clermont-Ganneau d'un bloc du temple de Jérusalem caractérisé par la présence d'une inscription entière qui disait "Que l'étranger qui aura franchi cette limite soit averti que la mort peut s'ensuivre pour lui. On avait sous les yeux un fragment des stèles qui, dans le temple bâti par Hérode, formaient comme un cordon entre le parvis des Gentils, situé à l'extérieur, et l'enceinte réservée aux Juifs." Et c'est tout à fait naturellement que le compte rendu de cette découverte la classe dans la catégorie de "l'épigraphie palestinienne". L'étude des inscriptions de la Grèce antique s'appelle "épigraphie grecque", celle des inscriptions romaines "épigraphie romaine" et cette inscription, formulée en grec pour être comprise de tous mais qui s'applique au patrimoine juif, est qualifiée... d' "épigraphie palestinienne".

-Numéro 11438 du 15 septembre 1892 (p. 3) :  Dans un article consacré à l'immortalité de l'âme, le théologien A. Sabatier aborde les origines du dogme chrétien. De tendance libérale, il affirme que "c'est une sorte d'axiome historique vérifié depuis vingt ans par toutes les études faites sur la théologie et la philosophie des Pères de l'Eglise, que le dogme chrétien est le résultat d'un amalgame d'idées hétérogènes provenant les unes de la philosophie grecque, les autres de la tradition hébraïque ou palestinienne". Il convient de retenir ici que l'auteur pose l'équivalence entre les termes "hébraïque" et "palestinienne" à propos d'une certaine tradition. Autrement dit, qui dit hébreu dit palestinien.

-Numéro 11708 du 14 juin 1893 (p. 2) :  Dans un article intitulé "Les Berbères et le Sahara en Sorbonne", E.L. s'interroge sur les origines de ce peuple très difficiles à connaître : "Il s'est fait dans l'Afrique - comme partout ailleurs - de tels mélanges de sang divers que le mot de "race" en vient à n'être pour ainsi dire plus qu'une entité philosophique". Pour appuyer son propos, il affirme qu'il "n'est pas absolument sûr que les sémites soient les descendants purs des palestiniens". Cela signifie que, selon E.L., les Juifs contemporains (sémites) ne sont pas forcément tous les descendants en ligne directe du peuple juif originel (palestiniens). L'auteur emploie donc le terme "palestiniens" (Juifs d'hier) pour qualifier les sémites contemporains (Juifs d'aujourd'hui). Autrement dit, les Palestiniens et les Juifs constituent à tout le moins la même entité philosophique pour reprendre l'expression d'E.L.

-Numéro 13440 du 22 mars 1898 (p. 1) : Dans la cadre d'un "tableau véridique"  la cour d'Ethiopie promis aux lecteurs du Temps par le correspondant spécial C. Mondon, ce dernier explique que "l'empereur Jean prenait ce titre [de roi de Sion] qu'ont porté les anciens empereurs et que Ménélik II a délaissé. Il s'agit non seulement de la Sion hiérosolymite, de la forteresse palestinienne gardant, comme un palladium, le temple de Jéovah et recélant le tabernacle et les tables de la Loi (...)". Il importe fort peu ici d'entrer dans des considérations sur la prétention éthiopienne à relier ses origines au royaume d'Israël (en particulier au règne de Salomon) comme le Saint empire romain germanique a relié les siennes à la Rome des Césars. Contentons-nous de retenir la stricte équivalence entre la "Sion hiérosolymite" et la "forteresse palestinienne" : Sion n'est-il pas le nom biblique de Jérusalem ? L'équation Sion (ou Jérusalem) = forteresse palestinienne révèle qu'en 1898, on est encore très loin d'accorder le moindre crédit aux revendications musulmanes sur Jérusalem. En 1898 encore, pour le journal Le Temps, il est évident que Jérusalem est juive. Les contributions de signatures prestigieuses libérales et progressistes ne manquent pourtant pas dans ce quotidien.     

Récapitulons. Si un extraterrestre débarquait sur la planète terre et s'il lisait le Journal Le Temps entre 1865 et 1893 dans le but de connaître la Palestine et les Palestiniens, il apprendrait que : 
-les Palestiniens sont juifs (cf. n° 1634 du 23 octobre 1865 p. 3)
-les fouilles de la Société anglaise d'archéologie palestinienne ont permis la découverte ou la mise à jour de monuments du patrimoine historique, culturel et religieux juif (cf. n° 4260 du 12 décembre 1872 p. 3)
-les Palestiniens ne sont pas arabes (cf. n° 4524 du 2 septembre 1873 p. 3)
-le "vieux palestinien" se prénomme Isaac ou Jacob (cf. n° 7950 du 31 janvier 1883 p. 2)
-une inscription antique sur un bloc du second temple à l'attention des Gentils entre dans la catégorie de l'épigraphie palestinienne (cf. n° 8678 du 1er février 1885) 
-la tradition philosophique ou religieuse hébraïque peut être qualifiée de tradition palestinienne ou inversement (cf. n° 11438 du 15 septembre 1892)
-les Juifs et les Palestiniens constituent la même entité philosophique (cf. n° 11708 du 14 juin 1893) 
-la Sion hiérosolymite, c'est-à-dire la Jérusalem juive (c'est aussi ridicule que d'écrire le Paris français ou le Londres anglais), équivaut parfaitement à la forteresse palestinienne (cf. n° 13440 du 22 mars 1898) 

CONCLUSION : 
LE LIEN CONSUBSTANTIEL ENTRE LA PALESTINE ET LE PEUPLE JUIF OU L'EQUIVALENCE STRICTE ENTRE PALESTINIENS ET JUIFS NE FAIT PAS L'OBJET DU MOINDRE DEBAT NI DU DEBUT D'UNE QUELCONQUE POLEMIQUE DURANT LA PERIODE QUI PRECEDE LA NAISSANCE ET L'ORGANISATION DU SIONISME

QUESTION :
Ce lien consubstantiel entre le peuple juif et la terre de Palestine sera-t-il remis en cause avec la naissance du sionisme ? 

HYPOTHESE : 
Notre hypothèse est la suivante : le lien consubstantiel entre la Palestine et le peuple juif commence à être relativisé dans la presse après la première guerre mondiale jusqu'à être nié après la guerre des Six Jours. Autrement dit, l'attitude des nations vis-à-vis d'Israël doit être considérée dans un temps long, la fin de la guerre des Six Jours n'est qu'un prétexte à une négation du droit du peuple juif qui a pris forme plusieurs décennies auparavant. C'est ce que nous nous proposons d'analyser dans plusieurs prochains articles.

(1) C'est nous qui soulignons
CS

Reproduction autorisée avec mention de l'adresse et de l'auteur 


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