samedi 10 août 2013

Israël et Ismaël - par Michel GURFINKIEL




Michel GURFINKIEL


Un vieux juif polonais, Yankel, nous a raconté, un jour, une belle histoire. Il vivait, avant la deuxième Guerre mondiale, dans une petite ville aux environs de Brest-Litovsk. Celle-ci échut en septembre 1939, en vertu des accords secrets Staline-Ribbentropp, à l'URSS. Quelques semaines plus tard, toute la population locale, hommes, femmes et enfants, fut transférée à l'autre bout de l'Empire rouge : en Asie centrale. Le NKVD affecta chacun à un emploi : notre homme fut ajusteur dans une usine d'armements. Le vendredi après-midi, il fit connaître au contremaître que, juif pratiquant, il ne travaillerait pas le lendemain, jour du Sabbat. "Tu n'es plus en Pologne" lui répondit-on. "Ici, tu dois obéir. Si tu ne viens pas travailler demain, on va t'arrêter. Et si on t'arrête, tu es mort". Yankel s'obstina : "Je n'ai jamais travaillé le jour du Sabbat. Je ne commencerai pas ici. Je suis prêt à compenser mon absence en travaillant tous les soirs jusqu'à dix heures, ou tous les dimanches. Mais demain, je ne viens pas." Le samedi, Yankel ne vint pas. Trois jours plus tard, des voitures noires se garèrent devant l'usine, dans un nuage de poussière. Plusieurs cadres du parti, revolver à la ceinture, firent irruption. L'un d'entre eux - le chef visiblement, un homme qui portait une grosse moustache, comme Staline - demanda : "Le polonais qui ne veut pas travailler le samedi, qui est-ce ?" Yankel se présenta et expliqua à nouveau qu'il était juif pratiquant, et prêt, pour compenser son absence, à travailler la nuit ou le dimanche. Le moustachu le regarda fixement : "C'est uniquement à cause de ta religion ?" Yankel confirma. L'homme cria à la ronde : "Ne touchez pas à ce type. C'est un vrai croyant". Puis il sortit à grandes enjambées, entouré de ses comparses, tout comme il était venu. "Tu sais qui c'était ?" dit-on à Yankel. "Le chef du parti pour la ville. Mais en même temps le mufti secret pour les musulmans". 

Voici une autre histoire, tout aussi belle. C'est un vieux palestinien qui me l'a racontée. Son grand-père était venu de Boukhara, la "ville interdite" d'Ouzbékistan où seuls les musulmans sunnites et les juifs avaient le droit d'habiter. Il voulait faire le hadj, le pèlerinage de la Mecque ; mais il était tombé malade en chemin, et avait fini par s'installer à Jérusalem, puis à y faire souche. Ses enfants étaient devenus des Arabes. Quant à lui, il fréquentait surtout des immigrés juifs, boukhariens, fort nombreux dans la Ville sainte en ce temps-là. A la religion près, c'étaient ses compatriotes : même langue, même cuisine, même musique. L'un de ces juifs, riche, mais d'une piété toute simple, avait fait un bâtir un palais, non pour lui mais pour le Messie, qui ne tarderait pas à venir. "Ce palais existe toujours" nous expliqua le Palestinien. "Il se trouve dans le quartier des juifs religieux, à Guéoula. Mais c'est devenu une école". Quand le bâtiment fut achevé, le pieux juif de Boukhara fit une petite fête. L'ami musulman ne vint pas, parce qu'on y buvait du vin. Mais il offrit un tapis : "tu as fait un waqf, une donation pieuse, pour ta religion", lui dit-il. "Cela fait honneur à tous les Boukhariens, et c'est juste que j'y participe". Notre interlocuteur palestinien conclut : "En ce temps-là, on vivait en paix parce qu'il y avait de vrais juifs et de vrais musulmans. Aujourd'hui c'est la guerre parce qu'on a oublié la religion des deux côtés".

Une troisième histoire : elle a été contée dans le Washington Post, au printemps 2001, par un psychiatre palestinien de Gaza, Eyad El-Sarraj : "On m'a élevé dans la haine des Juifs. On m'avait dit qu'ils avaient volé ma maison et chassé mon peuple de Palestine. C'étaient de monstrueux assassins... En 1971, j'avais fini mes études médicales et revenais à Gaza en autocar... Les Israéliens avaient occupé la ville après la guerre des Six Jours... En face de moi, dans le même autocar, il y avait un jeune soldat israélien. Il portait un fusil-mitrailleur. J'étais partagé entre la colère et la haine. Je suppose que cela se voyait, car soudain, le jeune Israélien me demanda avec un sourire qui se voulait rassurant : "vous avez été éloigné de votre famille pendant longtemps ?" Ce fut pour moi un choc d'entendre ces mots. "Oui" lui dis-je. Il répondit : "J'espère que vous les trouverez tous en sécurité et en bonne santé". Je n'oublierai pas son visage. Je crois que c'est à ce moment que je compris que les Juifs étaient des êtres humains comme nous et que je ne serai jamais, en ce qui me concerne, capable de tuer". 

Eyad El-Sarraj ajoute ceci : "Les israéliens qui apparaissent comme les dominateurs sont en réalité les victimes d'une histoire marquée par la souffrance, la persécution et les ghettos. Ils sont entourés par un océan de haine, dans la mesure où les Arabes ne peuvent pas accepter la défaite... Les Palestiniens souffrent aussi. Ils ont le sentiment d'avoir été trahis par les pouvoirs arabes et traités injustement par les Occidentaux. Ils s'enferment dans des cycles de méfiance, de colère et de rage... Pour qu'un processus puisse aboutir, il faut que les deux peuples se libèrent, les uns de l'occupation et de l'humiliation... les autres de leur insécurité..."


Tiré de : Michel GURFINKIEL : La Cuisson du Homard. Réflexion intempestive sur la nouvelle guerre d'Israël, Editions Michalon, 2001, pp. 11-15


 

Commentaire sur la troisième histoire : le témoignage d'Eyad El-Sarraj est bouleversant dans la mesure où il montre dans quelles circonstances il est passé de la haine au désir de paix. Mais cette paix ne peut pas être établie entre deux peuples, à savoir le peuple israélien et le peuple palestinien, précisément parce que le peuple palestinien n'existe pas, parce qu'il est inventé de toutes pièces comme instrument de destruction d'israël et du projet sioniste. C'est là que réside la tragédie d'hommes et de femmes à l'image d'Eyad El-Serraj : ils sont persuadés d'être palestiniens comme si ce terme s'appliquait à un peuple arabe qui aurait vécu depuis des temps immémoriaux dans une entité nommée Palestine et qui aurait été dépouillé de sa terre par les Juifs et les sionistes. Et ces hommes et ces femmes à l'image d'Eyad El-Serraj, tout en étant convaincus à tort de leurs droits sur cette terre, font l'effort suprême de comprendre les souffrances du peuple juif et sont prêts à partager ce qu'ils croient être leur pays alors que celui-ci n'est rien d'autre en réalité que la propriété exclusive et légitime des Hébreux. Autrement dit, Eyad El-Serraj pense visiblement qu'il vaut mieux renoncer à une partie de soi-même pour obtenir la paix avec l'autre, ce qui dénote une haute valeur morale, alors qu'il devrait au contraire prendre conscience qu'il n'est pas propriétaire mais invité. La paix est inséparable de la vérité et de la justice. Et la vérité est la suivante : les Palestiniens de Cisjordanie sont dans leur immense majorité des Arabes venus du Liban, de Syrie et de Jordanie tandis que les Palestiniens de Gaza sont pour la plupart d'origine égyptienne. 



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